The New Gastronome

L’histoire illusoire de Catherine de Médicis

Un mythe gastronomique

Qu’est-ce qu’un mythe gastronomique ? Il n’existe pas de définition précise, mais dans la plupart des cas, il s’agit de l’idole à propos de laquelle Marc Bloch avait déjà écrit quelques mots durs dans The Historian’s Craft : “L’explication du récent en termes de passé plus lointain, naturellement attrayante pour les hommes qui ont fait de ce passé leur principal objet de recherche, a parfois dominé nos études jusqu’à l’hypnose. Dans sa forme la plus caractéristique, cette idole de la tribu historique peut être appelée “l’obsession des origines”1

 

En matière de nutrition et de gastronomie, la recherche d’un point de départ, d’une date de naissance à noter sur la carte d’identité d’un produit, d’une recette ou de son utilisation gastronomique a généré – surtout ces derniers temps – une variété d’explications forcées. Si l’histoire n’est pas corroborée, comme c’est souvent le cas, on a recours à des “ouï-dire” qui, avec le temps, prennent une patine de vraisemblance.

 

Ce phénomène est actuellement très en vogue, déclenché notamment par le marketing et, de manière générale, par la nécessité de valoriser le récit d’épisodes passés. L’un des exemples les plus notables de ce phénomène place Catherine de Médicis à l’origine de l’exportation de la cuisine italienne en France. Catherine et sa cour ont traversé les Alpes, apportant avec eux les cuisiniers, les produits et les recettes auxquels elle était habituée en Italie. Leur culture gastronomique influencerait fortement la cuisine française.

 

Catherine et sa cour ont traversé les Alpes, emportant avec eux les cuisiniers, les produits et les recettes auxquels elle était habituée en Italie. Leur culture gastronomique influencerait fortement la cuisine française”.

 

J’ai étudié les origines et le développement du mythe de Catherine avec mon collègue et ami, Loïc Bienassis, de l’Université de Tours en France. Nous avons récemment publié ensemble un essai intitulé “La reine à la fourchette et autres histoires”. Ce que la table française emprunta à l’Italie : analyse critique d’un mythe’  Notre intention n’était pas seulement de prouver qu’il s’agissait d’un mythe, mais aussi de comprendre quand et pourquoi il s’est formé et de suivre son évolution. Nous avons découvert, entre autres, que c’est un travail en cours qui semble inarrêtable. Commençons par les ingrédients historiques.

 

Les faits avant le mythe

 

 Catherine de Médicis est née à Florence, en Italie, en 1519, de Lorenzo de Médicis, duc d’Urbino, et de Madeleine de La Tour d’Auvergne, une noble française. La mère de Catherine est morte peu après sa naissance et son père est mort quelques jours plus tard. Des proches ont pris soin du petit orphelin, dont nul autre que deux papes : d’abord Léon X, puis Clément VII. C’est l’époque des guerres d’Italie et, en raison de la nécessité de conclure des alliances dans le cadre des ambitions expansionnistes des Français en Italie, Catherine, âgée de 14 ans, épouse en 1533 Henri, duc d’Orléans et deuxième fils du roi François Ier.

Plus tard, à la mort du frère aîné d’Henri, François, Catherine devient la Dauphine de France. Puis, à la mort de François Ier, elle devient reine aux côtés de son mari, qui monte sur le trône sous le nom d’Henri II. À la mort de son mari, trois de ses fils, dans l’ordre, deviennent rois de France. Il s’agissait d’une ascension sociale heureuse et impensable pour un Italien de noblesse très récente, qui avait atterri presque par hasard et en tant que jeune homme à la cour de France. Sa position lui aurait naturellement attiré la haine et l’inimitié, mais c’est une autre histoire.

 

“Évidemment, [elle] n’a rien à voir avec l’influence de la cuisine italienne en France. Nous pouvons ajouter, grâce à des recherches d’archives, qu’il n’y avait absolument aucun chef italien sur la liste des personnes de service qui s’étaient occupées de Catherine, de son arrivée en France jusqu’à sa mort”.

 

La cuisine française à l’époque de Catherine avait quelques éléments de l’Italie, qui existaient tous avant l’arrivée de Catherine en France. Certains proviennent des guerres d’Italie elles-mêmes, évoquées plus haut, qui ont familiarisé les Français avec les coutumes gastronomiques italiennes. D’autres sont apparus avec la large diffusion du traité de Platina « De onesto voluptate et valetudine « , imprimé en Italie vers 1470, dans la version originale latine. En 1505, la publication est immédiatement traduite en français et exportée en France par le médecin montpelliérain Didier Christol, sous le titre de « Platine en Françoys « 

Le livre « Giusto Piacere »contenait, outre des règles diététiques, des annotations historiques et bien d’autres choses encore, une traduction des recettes culinaires de Maître Martino, le plus important représentant de la cuisine italienne du XVe siècle. Le fait même que Christol puisse appeler sa traduction par le nom de l’auteur, Platina, nous montre à quel point ces recettes étaient déjà connues en France. Il n’était certainement pas nécessaire d’interroger la jeune fille orpheline devenue reine pour justifier la diffusion des coutumes gastronomiques italiennes en France.

 

Caterina de’ Medici, painted by Corneille de Lyon.

 

Malgré la longue vie de Catherine – elle est morte en 1589, peu avant son 70e anniversaire – une seule source historique la lie à la nourriture : un chroniqueur raconte que le 19 juin 1575, alors qu’elle assistait à un mariage, la reine est tombée malade et a souffert d’une indigestion après avoir mangé gloutonnement une tourte d’artichauts et d’abats de coq, dont elle raffolait. 2 Cet élément et, en outre, quelques notes d’ambassadeurs qui l’ont vue prendre du poids au fil du temps, sont les seuls liens de Catherine avec la nourriture au cours de sa vie. Bien sûr, ils n’ont rien à voir avec l’influence de la cuisine italienne en France. Nous pouvons ajouter, grâce à des recherches d’archives, que dans la liste des domestiques qui se sont occupés de Catherine, de son arrivée en France jusqu’à sa mort, il n’y avait absolument aucun chef italien.

 

Décryptage des origines de ce mythe

 

Alors, quand le mythe est-il né ? Tout d’abord, il faut attendre plus d’un siècle après la mort de Catherine pour en trouver les premiers signes. La première source que nous avons identifiée date de 1719 et est l’œuvre de Nicolas Delamare, commissaire de police, qui a rédigé un ouvrage complet sur le fonctionnement harmonieux et légal d’une grande ville dans lequel figurent de nombreuses références historiques. Parmi eux, nous avons trouvé quelques allusions aux “Italiens qui ont suivi Catherine de Médicis” et ont apporté en France les coutumes culinaires de leur pays et certaines liqueurs. 3

 

“Quand le mythe est-il né, alors ? Tout d’abord, il faut attendre plus d’un siècle après la mort de Catherine pour en trouver les premiers signes.”

 

Avant notre étude, les historiens qui traitaient du mythe partaient d’un livre de recettes (et d’autres livres qui suivaient ce livre de recettes). Nous citons Les Dons de Comus de François Marin, datant de 1739, et sa Suite des Dons de Comus, publiée trois ans plus tard, où la préface a été confiée à des intellectuels de l’époque. En 1739, le choix se porte sur deux jésuites, Pierre Brumoy et Guillaume-Hyacinthe Bougeant, qui, en retraçant l’histoire de la cuisine et ses origines jusqu’à leur époque, n’évoquent pas Catherine, mais soutiennent que ce sont les Italiens qui ont enseigné l’art culinaire aux Français. 4

 

L’auteur de la préface de la Suite, l’intellectuel et homme de lettres, Anne-Gabriel Meusnier de Querlon, y alla peu après : après que les anciens Asiatiques eurent enseigné aux Grecs et que les Grecs eurent enseigné aux Romains, Meusnier de Querlon ” blâma ” le raffinement excessif des coutumes que les Français apprirent des Italiens pendant les guerres d’Italie. 5

 

Le mythe s’envole !

 

Catherine a ensuite effectué sa descente retentissante. Sur la base solide créée par Delamare, les Dons et la Suite, deux entrées ont été créées dans la célèbre et éclairée Encyclopédie, qui a été le véhicule décisif du mythe. Le premier est “Assaisonnement”, publié en 1751. L’auteur (longtemps considéré comme Denis Diderot, mais les spécialistes n’en sont plus aussi sûrs) considérait la cuisine et ses raffinements excessifs comme “une branche de la luxure” et affirmait que les souverains français avaient tenté d’empêcher sa propagation jusqu’à ce que, sous le règne d’Henri II, “ces cuisiniers rusés commencent à devenir des hommes importants”. Ils étaient coupables de “cette foule d’Italiens amateurs de plaisirs qui suivaient Catherine de Médicis à la cour”. 6

 

Trois ans plus tard, la deuxième entrée “Cuisine“, de la plume du chevalier de Jaucourt, se tourne implicitement vers les cuisiniers, qui font partie des Italiens venus avec Catherine : “à cette époque, les cuisiniers d’au-delà des Alpes s’établissaient en France”, écrit-il, et il va un peu plus loin en parlant de la “foule d’Italiens corrompus qui servaient à la cour de Catherine de Médicis”. 7 Ici, le mythe a atteint sa forme la plus complète et, de plus, a été clairement “masqué” par la vérité historique.

 

“Le mythe ne s’arrête pas là, il a une deuxième phase. Avec de nombreux auteurs, en effet, certains des cuisiniers de Catherine ont reçu un nom, souvent lié aux inventions qui les ont rendus célèbres.”

 

De nombreux auteurs, en effet, y ont cru et ont contribué à sa diffusion. Sans mentionner la longue liste des dictionnaires qui ont puisé une grande partie de leur matière dans l’Encyclopédie, on peut citer, par exemple, Carême et Grimod de la Reynière. En 1807, dans le Journal des gourmands dont Grimod s’est inspiré, la citation est reprise, mais avec une valeur positive : la transformation de la cuisine est due à Catherine, la ” reine illustre “, dotée de grandes qualités. 8

 

C’est à partir de ces auteurs et d’autres, mais très probablement à partir de l’Encyclopédie, que les chefs légendaires se sont répandus et ont atteint des positions importantes, même au XXe siècle. Pour ne citer qu’un exemple parmi tant d’autres, Mary Frances Kennedy Fisher, dans son livre The Art of Eating (1954), consacre un chapitre entier aux “Catherine’s Lonesome Cooks”, probablement les meilleurs que le royaume français ait connus. 9

 

Le mythe continue

 

Le mythe ne s’arrête pas là, il a une deuxième phase. Avec de nombreux auteurs, certains des cuisiniers de Catherine ont reçu un nom, souvent lié aux inventions qui les ont rendus célèbres. M. Popelini – attesté pour la première fois en 1890 – a inventé le poupelin, la pâte à choux ; parmi les nombreux auteurs qui l’ont mentionné, certains ont cru que “Popelini” n’était qu’un surnom pour un Pastarelli ou un Pasterelli encore plus improbable, toujours sans nom. Un prénom, en revanche, était celui de M. John Pastilla – inventeur du bonbon ou “caramelle“.

 

M. Frangipani, l’inventeur de la frangipane, une crème ou un gâteau dont le nom italien est clair, et d’un parfum d’amande pour les gants, avait des prénoms qui changeaient selon les auteurs qui écrivaient sur eux. Il aurait pu s’appeler César ou Pompée ; il aurait pu être cuisinier ou noble dans la suite d’Henri III, fils de Catherine ; il aurait pu être d’origine florentine ou romaine… et ainsi de suite. Il s’agit des personnages les plus courants, mais il existe également une “deuxième ligne” de cuisiniers qui comprend, par exemple, un signor Berini, qui a redécouvert des sauces perdues depuis des siècles.

 

Aucun d’entre eux n’a jamais existé, ou en tout cas n’a jamais créé ce qui leur a été attribué. Pourtant, les rangs des chefs italiens qui ont traversé les Alpes et envahi gastronomiquement la France au XVIe siècle constituent un mythe qui semblait promis à un bel avenir et qui conserve toujours sa fascination. Le mythe et la manière dont il a été construit sont tous deux fascinants.


Pour plus d’informations


Notes en bas de page

  1. Bloch Marc, The Historian’s Craft, Manchester, Manchester University Press, 1992, p. 24.
  2. L’Estoile Pierre de, Registre-Journal du règne de Henri III, I (1574-1575), by M. Lazard and G. Schrenck, Genève, Droz, 1992, pp. 171-172.
  3. Delamare Nicolas, Traité de la police, III, Paris, Michel Brunet, 1719, pp. 409 e 796.
  4. Marin François, Les Dons de Comus, ou les Délices de la table. Ouvrage non seulement utile aux officiers de Bouche pour ce qui concerne leur art, mais principalement à l’usage des personnes qui sont curieuses de sçavoir donner à manger, & d’être servies délicatement, tant en gras qu’en maigre, suivant les saisons, & dans le goût le plus nouveau, Paris, Prault, 1739, pp. XVII-XVIII.
  5. Marin François, Les Dons de Comus. D’après l’édition de 1742, t. 1, Pau, Éditions Manucius, 2001, p. XLIII-XLIV. The title of this edition is not correct: It refers to Suite des Dons de Comus.
  6. Diderot Denis, D’Alembert Jean le Rond, Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, vol. I, Paris, Briasson/David/Le Breton/Durand, 1751, p. 765.
  7. Diderot Denis, D’Alembert Jean le Rond, Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, vol. IV, Paris, Briasson/David/Le Breton/Durand, 1754, p. 538.
  8. Gasterman, « Introduction à l’histoire de la gourmandise », Journal des gourmands et des belles ou l’Épicurien français, May 1807, p. 118.
  9. Fisher Mary Frances Kennedy, The Art of Eating, New York, World Publishing, 1954, pp. 75-76.

About the author

Antonella Campanini

Antonella Campanini is an Associate Professor at the Alma Mater Studiorum University of Bologna, where she teaches Food History and is a former researcher at the University of Gastronomic Sciences. Her main area of research is the social history of food between the Middle Ages and the early modern age. Member of the Conseil Scientifique of the Institut Européen d'Histoire et des Cultures de l'Alimentation, she has published numerous scientific publications and directs two international series of studies on food culture: "Tables des Hommes", PUFR, Tours and "European Food Issues ", PIE Peter Lang, Brussels et al. Two of her most recent monographs: Food Cultures in Medieval Europe (Brussels, 2019) and Food. Birth and history of a cultural heritage (Rome, 2019).

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