The New Gastronome

La naissance de la gastronomie moderne

La figure et l’œuvre de Grimod de La Reynière

Dans mon premier article, j’expliquais pourquoi la figure de Brillat-Savarin et son premier ouvrage, La physiologie du goût, étaient pour moi des sources d’inspiration inégalées.

 

Dans cette deuxième “rencontre virtuelle”, je voudrais vous donner un aperçu plus détaillé de ce que nous identifions aujourd’hui comme l’origine de la gastronomie moderne en vous parlant d’un autre représentant de la bourgeoisie française qui a également vécu les clameurs de la Grande Révolution. C’est précisément en raison du climat d’effervescence de cette période extraordinaire que le personnage dont je parle ici a réussi à influencer et à “parfumer” le développement ultérieur des sciences gastronomiques. Je veux parler de M. Alexandre BL Grimod de La Reynière.

 

A.   D.    V.   E.   R.   T.   I.   S.   I.   N.   G.

 

En plus d’être des contemporains et des compatriotes français, Grimod et Brillat-Savarin ont beaucoup d’autres choses en commun. Ils sont si nombreux, en fait, qu’il est surprenant d’apprendre qu’ils ne se sont jamais rencontrés. Comme Brillat-Savarin, Grimod entre en contact avec la gastronomie par le biais des cercles juridiques parisiens, bien que, en raison de sa conduite inappropriée pour un homme de loi, il soit rapidement renvoyé du barreau et qualifié d’excentrique.

 

Ce qui est particulièrement fascinant dans le personnage de Grimod, c’est son approche “critique” de tous les aspects de sa vie. Issu d’une famille de fermiers généraux depuis des générations, Alexandre a manifesté dès son plus jeune âge une passion viscérale pour la bonne cuisine et le vin, ainsi qu’une rébellion à l’égard de tous les milieux qu’il connaissait. Sa façon d’exercer la noble profession d’avocat – représenter les pauvres, accablés par les taxes imposées par ses proches, pro bono – était emblématique de son caractère.

 

 

Je considère qu’une autre partie du style de Grimod est essentielle pour tout bon gastronome : sa capacité à traiter de sujets sérieux de manière légère. Dès sa naissance, il souffre d’une grave malformation des membres supérieurs, mais il parvient à surmonter son handicap, tant sur le plan émotionnel que physique, grâce au style comique et héroïque qu’il partage avec son collègue gastronome Brillat-Savarin.

 

L’historien italien Capatti affirme que dans la gastronomie de Grimod, “l’érotisme, l’érudition, l’humour noir et le goût des ragots et des ouï-dire [se sont dissous]”.

 

Comme l’explique Ned Rival dans sa biographie détaillée de ce gastronome excentrique, Grimod était le créateur de la littérature gastronomique et vinicole. Non pas parce qu’il a été, chronologiquement parlant, le premier écrivain à chroniquer les épiceries et les restaurants, mais parce qu’il a doté le genre d’un style – son style – qui a donné naissance à une mode qui perdure jusqu’à aujourd’hui.

 

C’est en grande partie avec son Almanach des Gourmands que Grimod a pu entrer – et à juste titre – dans ce nouveau monde littéraire-gastronomique. L’ouvrage, composé de huit Annales publiées de 1803 à 1812 (fruit d’une discussion entre un groupe d’amis, tout comme le mouvement Slow Food), est le géniteur de tous les guides gastronomiques et œnologiques ultérieurs. Même les toutes premières Annales, les dernières de la dynastie La Reynière, décrivent les routes de la nourriture et du vin dans le nouveau Paris postrévolutionnaire avec une élégance, à la fois critique et libertine, qui lui permet de reconnaître la paternité de l’ouvrage non signé.

On pouvait faire confiance au guide dont je parle pour indiquer au lecteur où trouver les meilleurs aliments au meilleur prix, les aliments capables d’aiguiser l’appétit des gourmets de l’époque. Il a sans doute été lu par Brillat-Savarin et a inspiré son travail. Les théories du juge-gastronome étaient cependant beaucoup plus avant-gardistes, comme le reconnaissait Grimod lui-même lorsqu’il exprimait son regret de ne pas être à la hauteur de son compatriote dans le raffinement de ses pensées. À propos de la Physiologie du goût, il écrit : “C’est un livre de haute gastronomie, en face duquel mon Almanach des Gourmands n’est qu’une triste rhapsodie”. Cela dit, il faut souligner que Grimod a été le premier à admettre l’énorme importance du rôle des femmes dans la gastronomie et à parler de la physiologie du manger et du boire comme d’un élément essentiel de la gastronomie. À mon avis, cela doit aussi être considéré comme avant-gardiste.

 

 

« Cet homme aurait dû vivre un siècle »-Grimod sur son compatriote, Brillat-Savarin

 

Si Brillat-Savarin amalgame son goût à la réflexion intellectuelle, Grimod manie ses prothèses raffinées, une fourchette et une plume, pour frapper les gourmands au cœur, ou plutôt à l’estomac. C’est précisément grâce à leur style comique-héroïque caractéristique que les deux hommes ont réussi mieux que quiconque à élever la gastronomie et le plaisir de manger du statut de frivolité et de dérisoire à celui de savoir digne d’intérêt et pour le moins élevé.

 

Croyez-moi, le style d’écriture d’un gastronome n’est engageant que lorsqu’il capte l’attention des gens et les sensibilise aux questions alimentaires de manière ludique et légère. C’est une caractéristique qui nous distingue, nous les gastronomes, de tous les autres pourvoyeurs de culture scientifique.

 

La mort de Grimod nous rappelle également que le style comico-héroïque fait trop souvent défaut dans l’approche scientifique du monde. L’héroïque (comique) gastronome auteur de l’Almanach des Gourmands et du Manuel des Amphitryones s’est en effet éteint le jour de Noël 1837, peu avant le proverbial déjeuner de fête – qu’il attendait d’ailleurs avec impatience – et après avoir lutté pour la dernière fois contre son pire ennemi : un verre d’eau.

 

Tour à tour emphatique et caustique, aimable et solennelle, cette prose parle sérieusement du futile, pompeusement du vulgaire et noblement de l’acte ignoble de manger”.– Ned Rival  

 

Nous avons le fardeau et l’honneur de savoir et de comprendre, de plonger dans les origines des sciences gastronomiques, un sujet qui fait désormais partie intégrante du monde universitaire en Italie et au-delà. C’est une expérience qui ne peut être comprise que si l’on place la figure de Grimod de La Reynière aux côtés du juge-gastronome Brillat-Savarin.

Tous les deux nous apprennent à lier la connaissance de l’intellect à celle du palais. Leurs deux façons d’appréhender le savoir gastronomique, différentes mais partageant le même style, sont nécessaires pour une vision complète du monde gastronomique d’hier et d’aujourd’hui. Sans une pleine compréhension du lien entre ces deux gourmets, nous ne pourrons jamais appréhender la gastronomie moderne dans toute sa complexité. Et par conséquent, nous ne pouvons même pas espérer de forger la voie de la gastronomie du futur.

Après 35 ans d’expérience, je pense pouvoir dire que si je n’avais pas continué à regarder sur la route ces deux génies de la gastronomie, plus de 200 ans plus âgés que moi, l’empreinte laissée par Slow Food et l’Université des Sciences Gastronomiques aurait été profondément différente. Je ne peux même pas garantir qu’il y ait des traces.

Et donc, je m’adresse ici aux étudiants universitaires en particulier : si vous voulez vous appeler un gastronome, un gourmet ou un gourmand, vous devez vraiment apprendre à connaître ces histoires d’antan. C’est là que réside l’authenticité des choses : un gastronome n’est pas un simple touriste mais, au contraire, un voyageur qui entretient ses connaissances par la curiosité.

 

Et donc, je m’adresse ici aux étudiants universitaires en particulier : si vous voulez vous appeler un gastronome, un gourmet ou un gourmand, vous devez vraiment apprendre à connaître ces histoires d’antan. C’est là que réside l’authenticité des choses : un gastronome n’est pas un simple touriste mais, au contraire, un voyageur qui entretient ses connaissances par la curiosité.

Comme vous l’avez vu, il y a beaucoup de choses intéressantes à extrapoler de la société française post-révolutionnaire du début du XIXe siècle, un contexte socio-politique qui a considérablement façonné notre société occidentale moderne en général, et la gastronomie en particulier. C’est pourquoi il me semble important de recommander un exemplaire de L’excentrique gourmet, vie et œuvre d’Alexandre BL Grimod de La Reynière de Ned Rival . Ce livre vous permettra de vous plonger dans l’important milieu libertin de l’époque et de bien comprendre le contexte dans lequel est né notre sujet favori, les sciences gastronomiques.

 

Je conclus en souhaitant à tous ceux qui ont suivi mon cheminement jusqu’au bout de se façonner avec légèreté et enjouement. Il sera ainsi plus facile de surmonter les incertitudes et les défis que la pandémie en cours continue de poser.

 

 


About the author

Carlo Petrini

He is the founder of the Slow Food Movement, president of the University of Gastronomic Sciences and its Head Gastronome. Aside from creating events like Terra Madre, a networking event bridging over 160 countries, Carlo Petrini is especially dedicated to the education of his students and fellow Slow Food members, having received the Earth Award for ‘Inspiration and Action’ by the United Nations Environment Programme among others.